Médicaments à l’unité : quelles perspectives en Belgique ?
Dès 2026, la Belgique pourrait expérimenter la vente de médicaments à l’unité. Portée par des enjeux avant tout écologiques, cette approche pourrait également réduire les risques liés à l’automédication. Encore faudra-t-il surmonter les défis logistiques et fédérer l’ensemble des acteurs de la santé. Le tour de cet enjeu en cinq questions pratiques.

Souvent évoquée, jamais réalisée... Alors que Frank Vandenbroucke annonce une possible expérimentation de la vente de médicaments à l’unité dès 2026, le débat sur les bénéfices et les défis d’une telle mesure est à nouveau remis à l’agenda. Une lueur d’espoir pour la transition écologique dans les soins de santé ?
L’enjeu est de taille : « Les médicaments représentent aujourd’hui environ 31 % des émissions du système de santé », avance Quentin Lancrenon, coordinateur et porte-parole de l’association The Shifters en Belgique. Secteur de la santé qui, a lui seul, représenterait 5 % des émissions de carbone en Belgique (contre 8 % en France, d’après les estimations du Shift Project). La dispensation unitaire fait partie des leviers possibles pour réduire cette empreinte.
1/ Quelle réduction d’émission de GES ?
Pour objectiver l’intérêt sur le plan climatique, les Shifters se sont appuyés sur une note méthodologique publiée en France par le Shift Project. Celle-ci prend les antibiotiques comme cas d’école – une classe thérapeutique pour laquelle on dispose de données suffisantes et où les traitements sont généralement courts. La note retient, sur base d’une expérimentation de l’Inserm, une baisse de 9,9 % des comprimés distribués lorsque la dispensation à l’unité est mise en œuvre. Elle en déduit que, selon les modalités d’organisation, la réduction des émissions de gaz à effet de serre associées à la production et à la distribution d’antibiotiques varie de -4 % (dans un scénario « pessimiste ») à -17 % (selon le scénario « optimiste »), avec -14 % dans le scénario « moyen ».
Quentin Lancrenon juge ces résultats transposables dans notre pays : « La note concerne les antibiotiques. Ce pourcentage s’applique donc de manière semblable à la Belgique, puisque la consommation d’antibiotiques y est assez comparable à la France. »
2/ Pourquoi commencer par les antibiotiques ?
Le choix des antibiotiques tient autant à la qualité des données disponibles qu’à la nature des traitements. « Établir le bilan carbone des médicaments est souvent difficile : on a des milliers de références et des chaînes d’approvisionnement très complexes », rappelle le coordinateur des Shifters. Dans ce contexte, l’intérêt des antibiotiques est double : données plus accessibles et temporalités de prise courtes, qui se prêtent bien à une délivrance du nombre exact d’unités nécessaires. « La dispensation ne va pas s’appliquer à tous les médicaments. À des patients qui prennent des traitements longs, on ne va pas dispenser de manière unitaire leurs médicaments s’il leur en faut tous les jours. »
Partant, l’approche pourrait s’étendre à d’autres médications de courte durée : « On pourrait élargir cette logique à tous les traitements non chroniques (benzodiazépines, anxiolytiques, opioïdes et anti-douleurs, somnifères) et aux débuts/tests de traitement chronique. » Toutes les classes ne se prêtent toutefois pas à la délivrance unitaire et l’intérêt doit être pesé, médicalement et logistiquement, au cas par cas.
La note française a d’ailleurs pris soin d’intégrer l’impact des nouveaux contenants et des notices supplémentaires afin de vérifier que le gain lié au “gaspillage évité” n’est pas annulé par la logistique de la dispensation unitaire. Elle décrit, à titre d’hypothèses, des flacons de 1.000 unités livrés en pharmacie, puis pour le patient des tubes polyéthylène à usage unique (8 g) ou des sachets papier kraft (3 g), avec réimpression d’une notice (2 g) selon les scénarios.
3/ Au-delà du carbone, des bénéfices sanitaires ?
Si la motivation première est environnementale, des co-bénéfices sont attendus du côté des usages. « L’antibiorésistance serait affaiblie, par exemple, ou la prévention de mauvais usages thérapeutiques renforcée », cite Quentin Lancrenon. Disposer du nombre exact limite en effet le risque de “restes de boîtes” que des patients pourraient reprendre sans nouvelle consultation, parfois à contre-indication ou hors cible. « Toutes ces raisons constituent, pour nous, des co-bénéfices d’une mesure d’abord motivée par la protection de l’environnement. »
Le contexte de tensions d’approvisionnement plaide justement pour la flexibilité. « De nombreux médicaments sont rares ou difficiles à approvisionner. La dispensation unitaire permettrait de mieux répartir une ressource rare », note Quentin Lancrenon. Il observe que, dans la pratique, des pharmaciens découpent déjà des boîtes pour dépanner un patient lors de ruptures de stocks, une tolérance du terrain qui souligne tout l’intérêt d’adopter un cadre formalisé.
4/ Quels sont les freins opérationnels ?
La mise en œuvre d’une dispensation à l’unité aurait des conséquences tant en officine qu’en amont, dans la production. « Même si la vente à l’unité existe déjà dans certains pays, comme les États-Unis, le Japon ou l’Angleterre, elle s’accompagne d’une certaine complexité opérationnelle », reconnaît le porte-parole des Shifters en Belgique. « Elle implique un changement de pratiques pour les pharmaciens et pour la production de médicaments : conditionnements (blisters individuels ou vrac), modalités de délivrance, réimpression des notices, etc. » Deux voies concrètes sont évoquées : la réception en pharmacie de grands flacons avec redistribution du nombre exact, ou la découpe de blisters à partir de boîtes plus volumineuses. Dans les deux cas, on anticipe un temps de travail additionnel, ce qui soulève la question d’une compensation pour les professions concernées.
« Sur le plan institutionnel, le ministre Vandenbroucke souhaite discuter avec les fédérations de pharmaciens pour déterminer comment réaliser des tests et évaluer, si nécessaire, la compensation financière liée à l’augmentation du temps de travail induite », relève Quentin Lancrenon, qui suggérerait au ministre d’associer dès le départ les acteurs du financement des soins (Inami, mutuelles) et les prescripteurs, pour éviter de déplacer les coûts ou de fragiliser la qualité des soins.
5/ Quels partenaires réunir autour de la table ?
Le fait que la dispensation unitaire existe dans d’autres pays constitue, selon Les Shifters, un argument pragmatique pour envisager des pilotes belges. « Il est d’autant plus facile d’adopter cette mesure qu’elle est déjà en vigueur ailleurs, dans d’autres pays. » Les retours d’expérience (notamment sur l’organisation, la traçabilité et l’étiquetage) pourraient inspirer la calibration des tests, y compris sur la question sensible de la notice – papier ou électronique – et des exigences d’information au patient.
En Belgique, l’une des principales conditions de réussite tient, selon Les Shifters, à une concertation large dès le départ : « L’ensemble du système de santé doit se mettre autour de la table l’Inami, les mutualités, les médecins… » L’industrie pharmaceutique et la filière déchets sont également concernées, notamment pour garantir que les évolutions de conditionnement ne déplacent pas l’empreinte environnementale vers d’autres postes et que la gestion des résidus médicamenteux soit correctement assurée.
« À ce stade, les informations concernant le projet d’arrêté royal du ministre relatif à la délivrance par unité restent limitées, ce qui laisse subsister de nombreuses zones d’ombre », réagit Caroline Ven, CEO de pharma.be. L'association de l'industrie des médicaments nuance d'ailleurs déjà la note des Shifters. « Cette analyse repose sur un scénario hypothétique dans lequel chaque pharmacie disposerait d’un flacon de 1.000 comprimés, servant de base au calcul des économies de carbone. Ce postulat étant éloigné de la réalité actuelle, les conclusions qui en découlent perdent toute pertinence. »