
Médecine "socialement responsable" : regards franco-belges
Lors d’un webinaire organisé par le Réseau international francophone pour la responsabilité sociale en santé (Rifress), le Dr Naji Mokaddem (UCLouvain) et le Dr Paul Frappé (Collège de médecine générale en France), parmi d’autres orateurs, ont proposé deux regards convergents sur les compétences à développer et les outils à mettre en place pour rendre les médecins « socialement responsables ».
Dans un monde de plus en plus fragmenté, où les systèmes de santé sont soumis à des tensions multiples — vieillissement de la population, explosion des maladies chroniques, épuisement des professionnels, inégalités territoriales d’accès aux soins — la « responsabilité sociale » ne peut en aucun cas être un de ces innombrables « sujets bateaux » totalement rhétoriques. Il faut que les actes suivent… alors que d’aucuns considèrent certainement le concept comme une douce chimère.
C’est le message du Dr Naji Mokaddem, jeune médecin généraliste en fin de spécialisation à l’UCLouvain. Depuis plusieurs années, il collabore au sein du Rifress à l’élaboration d’un véritable référentiel de compétences du médecin socialement responsable. Il s’agit, dit-il, de « passer de l’intuition à l’action, et de rendre visible ce qui est souvent implicite dans nos pratiques ». Car, pour paraphraser Simone de Beauvoir, « on ne naît pas médecin socialement responsable, on le devient ».
Ce référentiel s’articule autour de six grandes compétences :
- L’expertise clinique orientée vers la communauté, soit « appliquer ses compétences médicales à l'évaluation et à la gestion des problèmes prioritaires de santé auxquels font face les patients et la communauté, selon une vision globale » ;
- L’éthique relationnelle et professionnelle, soit « respecter les principes éthiques ainsi que les règles déontologiques et légales qui définissent le cadre de sa profession » ;
- L’érudition, comprise comme le partage actif des savoirs entre médecins soignants mais aussi patients ;
- Le leadership collaboratif, à savoir être, pour un médecin, être un meneur d’hommes, certes, mais dans un sens de partage avec la communauté ;
- La gestion durable et efficiente de sa pratique, soit la mise en place d’une pratique équitable et inclusive, le tout dans un cadre sain pour les patients, mais également pour ses collègues. S’y ajoute la mise en place d'actions de prévention et de promotion de la santé ;
- La réflexivité personnelle et professionnelle continue. Le Dr Mokaddem songe ici aux capacités d'adaptation pour répondre aux besoins qui émergent dans sa pratique, tout en connaissant ses limites : le médecin qui veut tout résoudre court le risque de burnout.
Une médecine au service des besoins réels
Le référentiel du Rifress n’est pas un travail déconnecté du terrain. Il s’appuie sur une revue extensive de la littérature, sur des référentiels d’autres facultés (Université de Montréal, Université de Lyon-Est, etc.), sur des consultations de patients, mais aussi sur les expériences concrètes des jeunes médecins en formation. « Il s’agit d’éviter de produire un nouveau totem administratif », insiste Mokaddem « et de fournir un véritable outil d’ancrage dans la réalité des soins primaires ».
Pour joindre l’utile à l’agréable, le jeune médecin en formation poursuit en ce moment un travail de fin d’études portant sur la manière dont les compétences citées supra se manifestent dans la pratique quotidienne des généralistes : gestion du temps, campagnes de prévention, prescriptions adaptées, actions communautaires, etc. Une manière de « cartographier l’invisible », selon ses propres mots.
En France, une dynamique convergente
Outre-Quiévrain, le Dr Paul Frappé, président du Collège de médecine générale de France, praticien en « maison de soins » (l’équivalent des maisons médicales) converge avec le Dr Mokaddem. Médecin généraliste à Saint-Étienne, enseignant, chercheur et homme de terrain, il a piloté la mise à jour du référentiel professionnel de la médecine générale française, publié en mars 2025.
"Il est tout de même plus facile d’être un médecin socialement responsable que socialement irresponsable…"
Ce référentiel intègre clairement les notions de responsabilité territoriale et de responsabilité sociale. Deux des cinq piliers qu’il décrit sont explicites : la continuité des soins et l’adaptation de la pratique médicale aux besoins du territoire et de la population.
Il postule d’emblée, ironiquement, qu’il est tout de même plus facile d’être un médecin socialement responsable que socialement irresponsable…
Pour lui, la responsabilité sociale du médecin n’est pas un attribut individuel, mais une compétence collective. Elle s’exerce dans des équipes, dans des réseaux, dans des systèmes. Et elle exige aussi une reconnaissance institutionnelle et ministérielle. En clair : le politique doit soutenir le processus.
Pour Frappé, il n’y a guère de différence entre les besoins d’un territoire et ceux de sa population. Il plaide pour une approche plus dynamique de la médecine, capable de s’adapter non seulement aux données disponibles (pathologies, taux de précarité, démographie médicale), mais aussi aux besoins émergents et non formulés. Bref : être pro-actif.
Pour une « biodiversité » des pratiques
Contre une tendance lourde à la standardisation, Paul Frappé plaide pour une « biodiversité » des pratiques médicales (un terme issu de l’écologie qui convient aux populations de patients relativement hétéroclites). Tous les territoires ne se ressemblent pas ; tous les patients n’ont pas les mêmes attentes. Il faut donc former des professionnels capables d’adapter leurs pratiques, de faire preuve de créativité, d’innover.
À ses yeux, la responsabilité sociale est aussi la capacité à rester ouvert à l’inconnu, à accueillir tous les motifs de consultation, sans les trier ni les hiérarchiser, et à maintenir une accessibilité universelle aux soins. C’est en cela que la posture généraliste voire holistique prend tout son sens face aux mutations sociales actuelles.
Quels outils pour demain ?
Pour rendre tout cela possible, le Dr Frappé identifie plusieurs leviers dont les Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), qui permettent de mieux coordonner les soins sur des bassins de vie et l’arrivée de nouveaux métiers (infirmiers de pratique avancée, assistants médicaux, etc.). En outre, les nouvelles compétences doivent être intégrées dans les référentiels pédagogiques.
Il souligne également l’importance des expériences internationales. Sur ce point, la collaboration entre le Rifress et les institutions universitaires belges, canadiennes ou africaines constitue un gisement d’idées et de méthodes, encore sous-exploitée en France.
Dépasser le colloque singulier
Ce qui ressort de ce webinaire, c’est la convergence d’une même vision : la médecine ne peut se résumer à un « acte technique » en colloque singulier. Elle est un engagement dans la société. Elle suppose de faire des choix, de hiérarchiser les besoins, de dialoguer avec d’autres acteurs (politiques, sociaux, éducatifs, écologiques), de mesurer les effets systémiques de ses actes.
L’objectif est de former des professionnels de santé autonomes, critiques, « adaptables » et solidaires. Et surtout, leur donner les moyens d’exercer pleinement cette responsabilité sociale — à l’hôpital, en maison médicale, en zone rurale ou en quartier urbain défavorisé.
Plus d’info :
Le référentiel du Rifress est consultable sur rifress.umontreal.ca, tout comme celui du Collège de médecine générale sur cmg.fr.