Le journal du médecin

Drs Gilles Reuter & Olivier Bouchain (CHU Liège) : un duo à la pointe mondiale de la chirurgie endoscopique de base du crâne

Drs Reuter et Bouchain CHU Liège
Le Dr Gilles Reuter (à gauche) et le Dr Olivier Bouchain. © C.Vrayenne

C’est un pas de deux savamment orchestré, le ballet à quatre mains de deux chirurgiens qui se connaissent par cœur et se savent, si près de la carotide, privés du droit à l’erreur. Une microchirurgie de haut vol à la base du crâne, sous les feux des scialytiques d’un bloc opératoire « hybride », c'est-à-dire doté d’instruments de radiologie interventionnelle pour pratiquer, si besoin, une embolisation, sans perdre de précieuses minutes qui pourraient coûter une vie.

Génèse d'une première mondiale

Gilles Reuter est neurochirurgien, Olivier Bouchain est ORL et chirurgien cervico-facial. L’un est droitier, l’autre gaucher. Une ambidextrie qui, dans leur tandem chirurgical, leur assure une parfaite complémentarité ergonomique au bloc. Depuis 2017, ces médecins du CHU de Liège forment un duo exceptionnel en chirurgie endoscopique de la base du crâne. Leur plus haut fait d’armes remonte au 12 décembre 2023 : le développement d’un protocole de chirurgie hybride pour l’ablation, via les fosses nasales, d’un chordome, une tumeur terriblement agressive heureusement rarissime (un cas/million d’habitants/an).

Pourquoi, vous demandez-vous sans doute, en parler seulement aujourd’hui, 18 mois après l’exploit ? Eh bien parce que leur photo quasi grandeur nature trône désormais au milieu de la Verrière de l’hôpital universitaire liégeois (peut-être l’avez-vous d’ailleurs vue si vous êtes de la région) : il y a quelques semaines, les deux médecins, forts de leur prouesse chirurgicale - une première mondiale ! - ont été élus Liégeois de l’année (catégorie citoyenneté, comme l’an dernier le Pr Boxho, président du CA de ce même CHU), une récompense décernée chaque année par les quotidiens du groupe Sudinfo, qui les a projetés sous les feux, médiatiques cette fois. L’occasion de rencontrer ce remarquable duo, alors que par ailleurs ont repris au Fédéral les discussions autour de futurs « Centres de référence pour les cancers de la tête et du cou » (dont les chordomes), à l’instar des Centres en chirurgie complexe de l’œsophage et du pancréas qui existent depuis 2019.

Le journal du Médecin : vous avez commencé à travailler ensemble à Liège mais en réalité, c’est en vous formant à l’étranger que votre complicité s’est forgée...

Dr Reuter : C’est en formation à Milan que nous nous sommes réellement rencontrés…

Dr Bouchain : Un concours de circonstances : un autre ORL devait y aller, mais je l’ai remplacé car il était malade. (sourire) Nous avons vraiment accroché et de là, nous sommes partis sur différents congrès et cours, à l’université de Leiden (Pays-Bas), en Allemagne, à Copenhague, à Barcelone, en France…

Dr Reuter : Et aussi aux États-Unis, à l’Ohio State Neurological Institute de Columbus…

Dr Bouchain : S’y trouve une des plus anciennes et importantes équipes de chirurgie endoscopique de base de crâne, avec les Prs Ricardo Carrau (ORL) et Daniel Prevedello (neurochirurgien), des pontes qui ont fait la première chirurgie endoscopique de base de crâne au début des années 2000. À Paris, nous avons fait un DIU avec la plus grosse équipe en Europe, basée à Brescia (Italie), avec les Prs Paolo Castelnuovo et Piero Nicolai.

Vous avez pris la « crème » des deux meilleures équipes au monde dans votre discipline pour nourrir votre dyade ?

Dr Bouchain : Exactement. On essaie, en tout cas ! (sourire) Dans la plupart de ces cours, ils encouragent la formation à deux dès l’inscription, puisque c’est une chirurgie d'équipe, pour stimuler le travail ensemble, notamment les dissections sur cadavres, et pour préparer le vivant. Aux États-Unis comme en Italie, ils ont des équipes ORL/neurochirurgiens. C’est de là que nous nous sommes rapprochés de plus en plus.

À Liège, vous avez commencé en opérant avec vos mentors…

Dr Reuter : Nous avons développé la spécificité de la chirurgie endoscopique et, de fil en aiguille, en travaillant notamment avec le Pr Moreau, nous avons mis au point des approches mini-invasives pour limiter au maximum les abords externes.

Dr Bouchain : Nous avons eu la chance qu’il nous fasse confiance dès le début, en nous référant parfois ses propres patients. C’est ainsi, grâce au soutien de collègues plus âgés, que nous avons pu mettre le pied à l’étrier et gagner en expérience.  

Quelle est la genèse de l’intervention de retrait du chordome ?

Dr Bouchain : Entre nos différents cours depuis 2010 et cette opération inédite réalisée fin 2023, Il y a une longue phase de progression, qui passe par de dissections à l'Institut d'anatomie de l’université de Liège pour mieux connaître la région anatomique et préparer les cas sur patients. Nous avons débuté en opérant d'abord de petites tumeurs, essentiellement endonasales. Et déjà à deux car nous avions pris le parti de progresser en parallèle pour apprendre à connaître la région anatomique mais aussi apprendre à connaître l'autre. C'est une chirurgie qui se fait dans les deux narines, avec deux instruments dans chaque, ils sont assez proches l'un de l'autre et nos quatre mains aussi : il faut vraiment travailler en association pour ne pas entrer en conflit, forcer ou bloquer l'autre. Plus nous nous entraînons et répétons ensemble, plus c'est « facile » au moment de l’intervention.

Lors de l'intervention
© CHU de Liège

Vous vous souvenez de la première fois où vous avez opéré à quatre mains sans ‘mandarin’ à vos côtés ?

Dr Bouchain : Au tout début, c'était des adénomes hypophysaires, chirurgie « basique » dans le sens où elle est fréquemment réalisée au CHU de Liège par les neurochirurgiens et les ORL, et chirurgie que nous faisions déjà auparavant mais de façon séquentielle : l’ORL préparait les fosses nasales, on fixait l'endoscope sur un bras articulé qui ne bougeait plus, le neurochirurgien arrivait pour faire sa partie, puis on bougeait le bras articulé et l'ORL revenait pour fermer. Nous intervenions donc l'un après l'autre. Puis, vers 2017, nous avons commencé à faire cette intervention ensemble et non plus l'un après l'autre, pour avoir le côté dynamique de la caméra qui bouge et qui permet d'avoir une meilleure vision dans toutes les directions.

Par la suite, nous avons commencé à opérer ensemble des tumeurs des sinus à proximité du toit de l'ethmoïde et de la cavité orbitaire de l'œil, et nous avons progressivement étendu nos indications, vers des tumeurs qui érodent l'os séparant le cerveau des fosses nasales, puis des tumeurs qui envahissent la méninge du crâne, puis qui s’étendent au-delà de la méninge… Pas à pas, donc.

Un travail d'équipe

Quel était généralement la prise en charge de ces patients avant votre protocole ?

Dr Bouchain : Soit on continuait à faire de grosses chirurgies ouvertes, soit ils étaient considérés comme « dépassés » chirurgicalement. Chez les patients avec une extension intracrânienne, l'espérance de vie était considérée comme faible, on s’orientait donc plutôt vers des traitements systémiques (chimiothérapie ou radiothérapie). Nous avons repoussé ces frontières en suivant les guidelines des équipes américaine et européenne à la pointe, avec qui nous étions en contact, et qui définissaient les limites de ce qui était faisable. Petit à petit, nous sommes arrivés sur des tumeurs comme le chordome, une tumeur osseuse au niveau du sphénoïde qui engaine les carotides, et pour laquelle on sait que la meilleure attitude thérapeutique est d'enlever la tumeur dans son intégralité.

« En chirurgie endoscopique de la base du crâne, le risque majeur est de blesser la carotide, complication rare mais létale à 50 %. »

Dr Reuter : En chirurgie endoscopique de la base du crâne, le risque majeur, létal, est d'avoir une plaie au niveau de la carotide interne, une complication extrêmement rare mais particulièrement grave car si on blesse la carotide, le risque mortel est de 50 %.

Dr Bouchain : Pour ôter la tumeur dans cette zone, on utilise une fraise qui tourne très vite (70.000 tours/minute), un seul petit coup dans la carotide peut tuer le patient en 30 secondes car le débit de l’artère est extrêmement important. Or, comme on est au fond des fosses nasales avec un endoscope, on ne peut pas faire de pression pour temporiser comme on le ferait en chirurgie ouverte…

l'équipe
Avec le Dr Louis Deprez (neuroradiologue) et le Dr Gabriel Tran (anesthésiste), l'équipe de la première mondiale. © CHU de Liège

Dr Reuter : La rupture de carotide interne en chirurgie endonasale est généralement sous-rapportée : au départ, on l’estimait à un cas  sur 2.000 chirurgies, puis elle a été de plus en plus évoquée au fil des publications scientifiques... Au point qu’on évoque aujourd’hui un cas sur 200 ! En cas de rupture, il faut prendre du muscle (voire de la graisse) et l’appuyer sur la plaie, et transférer d’urgence le patient en salle d’angiographie car la plaie peut resaigner : elle forme un faux anévrisme qui peut se rompre dans les fosses nasales et provoquer un épistaxis grave. Il faut donc couvrir la plaie avec un stent. Mais on perd du temps à transférer le patient du bloc opératoire vers la salle d’angiographie, qui n'est pas nécessairement à côté. Or, comme on dit en cas d’AVC, le temps, ce sont des neurones...

Au CHU de Liège, nous avons la chance de bénéficier de salles d'opération dites « hybrides », c’est-à-dire à la fois d’intervention et d’angiographie, principalement pour la chirurgie vasculaire. Nous avons profité de cette infrastructure pour imaginer un protocole où, en cas de rupture carotidienne, nous pourrions faire appel directement au radiologue pour traiter la brèche sans devoir déplacer le patient. Comme nos anesthésistes et radiologues travaillent déjà ensemble, l’équipe est rodée, il a juste fallu mettre nos compétences ensemble. Désormais, nous faisons la même chose qu’avant mais avec un sentiment de sécurité supérieur car nous savons que nous pouvons aller un peu plus loin dans la résection. Or, dans le cas du chordome, c'est essentiel car si on laisse un tout petit morceau, il y a de fortes chances que la tumeur progresse à nouveau. C'est une tumeur extrêmement résistante, il n’y a pas de chimiothérapie, la protonthérapie fonctionne mais à raison de très fortes doses... La chirurgie est donc la pierre angulaire du traitement. Une résection totale apporte un réel espoir de guérison.

« Travailler en salle hybride permet au radiologue d’intervenir directement en cas de brèche carotidienne. »

Une idée du nombre de chirurgies que vous réalisez ainsi en duo, en salle hybride, chaque année ?

Dr Reuter : Une trentaine, pour des carcinomes de l'éthmoïde, des papillomes inversés, des adénocarcinomes… Les chirurgies avec fraisage à proximité de la carotide demeurent toutefois rares.

Dr Bouchain : Les interventions plus ‘de routine’ nous permettent de roder la structure et de familiariser l’équipe : chacun sait comment se positionner et réagir, où trouver le matériel… C’est un peu de la « répétition » en vue des chirurgies plus rares. (sourire)

Une technicité qui exige une grande complicité

Quelles sont les difficultés majeures de cette chirurgie à quatre mains ?

Dr Reuter : Clairement, le peu de place : deux fosses nasales, c’est étroit ! (1 cm2 par côté, NdlR)

Dr Bouchain : L’angulation pour travailler au fond de la fosse nasale, avec des instruments de 15-16 cm de long qu’il faut positionner de façon oblique.

Le fait que vous soyez l’un gaucher, l’autre droitier vous permet de vous positionner chacun d’un côté de la table…

Dr Bouchain : On fatigue moins vite, or les temps opératoires peuvent être longs - 8h dans le cas du chordome. L’ergonomie est importante pour éviter d’avoir mal au dos et à la nuque. Travailler ensemble implique de se coordonner, d’accepter ce que l'autre va dire… et accepter qu'on ne va pas toujours faire ce dont on a envie ! Notre proximité en âge (quatre ans d’écart, NdlR), notamment, nous permet de travailler en équilibre, sans hiérarchie. Le fait d’être amis dans la vie également facilite l’acceptation des propos de l’autre et évite de prendre de l’ascendant.

Vous êtes amis en dehors du bloc, cela nourrit-il votre complicité médicale ?

Dr Bouchain : Être amis dans la vie facilite les échanges et diminue les risques de frustration et d’égotisme. On a plus d'aisance à communiquer avec quelqu'un avec qui on s'entend bien, on ose davantage dire les choses sans hésiter. (sourire)

Et que faites-vous ensemble, en dehors du bloc ?

Dr Bouchain : On court et on fait du vélo, on a gravité pas mal dans le même style d'environnement, comme les mouvement de jeunesse et le hockey, ça nous rapproche.

Et quelles sont les différences qui vous rendent complémentaires et plus forts ?

Dr Reuter : Au-delà de nos spécialités médicales, on ne se pose pas les mêmes questions quand on (re)voit les patients : Olivier, par exemple, va faire plus attention à la façon dont le patient va respirer après l'opération, à son odorat… De mon côté, je me demande à quoi va ressembler son IRM. On a tous les deux à l'esprit qu’il faut viser ce qu’il y a de mieux pour le patient, puis on discute des modalités chirurgicales. 

L’un des deux est-il plus audacieux et l’autre plus posé, par exemple ?

Dr Reuter : Olivier est peut-être un peu plus posé que moi, qui aime être proactif et lance pas mal de projets. C'est bien parce que parfois, j'ai besoin d'avoir un repère grâce à quelqu'un de plus calme et de bien aligné. (rires)

Élus « Liégeois de l'année »

Des patients viennent-ils désormais de loin suite à la médiatisation de votre intervention inédite ?

Dr Reuter : Le recrutement a progressivement pris de l'ampleur, oui. Les patients viennent d’un peu partout en Belgique, même parfois de l'étranger.

Dr Bouchain : Nous avons la chance, à Liège, de drainer une importante population : de la partie germanophone de la Belgique, des Ardennes, du Luxembourg, un peu de la province de Namur… Nous bénéficions d’une excellente localisation, en plus de l’habitude de référencement des médecins vers le CHU de Liège qu’ont construite nos prédécesseurs comme le Pr Moreau (lire ci-dessous). C’est le principe des futurs Centres de référence au sujet desquels des réunions sont en cours avec la Santé publique : plus on fait ce type de chirurgie, plus l'expertise est importante. La dernière étude du KCE montrait que nous sommes le centre qui traite le plus de cas d’oncologie ORL en Belgique.

Vous venez de remporter le titre de « Liégeois de l’année », comment avez-vous vécu cette mise en lumière, vous qui êtes plutôt des hommes de l’ombre, et surtout dans une niche médicale aussi pointue…

Dr Bouchain :  Ça a été assez surprenant ! (rires) Lors de la cérémonie, il y avait des gens assez connus dans les différentes catégories, des personnes qu’on voit régulièrement dans la presse : des artistes, des sportifs, des entrepreneurs… Le lendemain, quand on voit sa photo en première page du journal avec le trophée, ça fait tout bizarre. (sourire)

Dr Reuter : C’est une super belle récompense, c’est très touchant. Ce prix, c’est aussi grâce au CHU et aux équipes autour de nous.

Dr Bouchain : Beaucoup de personnes de l'hôpital nous ont soutenus et félicités, dans différents services, ainsi que des médecins plus âgés. C’est valorisant et très stimulant pour continuer à progresser et à nous investir. 

Un cursus parallèle

Liégeois d’origine, Gilles Reuter a fait son cursus en médecine à l’ULiège, puis son assistanat en neurochirurgie au CHU de Liège. Il s’est peu à peu formé à la chirurgie de la base du crâne, discipline à la frontière entre l’ORL et la neurochirurgie. Même parcours liégeois pour Olivier Bouchain qui, aux prémices de sa spécialisation ORL, a fait une année en neurochirurgie et, déjà, pas mal de chirurgie de l’adénome hypophysaire.

Très vite, les deux jeunes médecins peuvent s’appuyer sur l’expertise, de longue date, en chirurgie de base du crâne, de plusieurs professeurs du CHU de Liège (Pierre Moreau et Pierre Demez, mais aussi les Prs Martin et Stevenaert). Le Dr Gilles Reuter adhère de suite au concept de collaboration entre les différentes disciplines, « au geste à la fois technique et précis » et se passionne pour la chirurgie endoscopique sur cette niche anatomique.

De son côté, le Dr Olivier Bouchain décline lui aussi la chirurgie endoscopique, avec sa casquette également d’ORL, et notamment dans le cadre des pathologies inflammatoires des sinus. À la fin de sa formation, en 2009, il part six mois à l’université de São Paulo pour un cursus sur les malformations faciales, puis passe six autres mois à l’Institut Gustave Roussy de Paris, spécialisé en cancérologie ORL. De retour en Cité ardente, il se tourne davantage encore vers la chirurgie des tumeurs dites « du tiers moyen de la face » (sinus, orbites).

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Écrit par Un entretien de Cécile Vrayenne
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