Au Japon, les « Yakult Ladies » jouent la pré-première ligne de soins
Bien ancrées dans la culture japonaise, les « Yakult Ladies » jouent un double-rôle. Avant tout figures de proue de la marque de probiotiques, elles incarnent également un précieux contact pour certains isolés, et sont servent parfois de précieuse porte d’entrée vers le système de soins.
Visière sur le front mais gants sur les mains, à l’image de l’hiver ensoleillé mais frais qui démarre à Utsunomiya, ce matin-là, une femme pousse son lourd vélo électrique sur le trottoir d’une ruelle résidentielle. La monture est harnachée de fontes et d’une imposante boîte-frigo fixée. Comme une quinzaine de ses consœurs ce matin-là, elle arpentera les rues de « son » territoire, une portion déterminée du centre-ville, pour rendre visite à une vingtaine clients réguliers : souvent des ménages, mais parfois des seniors isolés.
Les « Yakult Ladies », selon leur appellation officielle, sont les ambassadrices de la marque éponyme de boissons probiotiques - beaucoup plus ancrée au Japon, sa terre d’origine, que sur le Vieux Continent. Une part substantielle des ventes des produits Yakult se font par l’intermédiaire des Yakult Ladies, qui ont d’ailleurs l’exclusivité sur la vente de certains produits. Leur statut bénéficie d’un respect historique auprès de la population. Il s’agit d’un réel emploi : ces indépendantes, rémunérées à la commission, travaillent cinq jours par semaine.
Un aspect préventif
Leur journée démarre dans un « Yakult Center », où elles ont la possibilité d’emmener et laisser leurs enfants dans une garderie pour un tarif dérisoire, belle opportunité au Japon, où les crèches sont (là-bas aussi) hors de prix. Après un briefing et un rappel en groupe des formules de politesse, elles y récupèrent, dans de grands frigos, leur cargaison personnelle pour la matinée, puis démarrent leur tournée, au cours de laquelle elles livreront leurs clients d’un ou deux packs de sept petites bouteilles de probiotiques.
Si on ne peut pas feindre d’ignorer l’aspect commercial de la démarche, on notera quand même qu’il se double d’une facette qu’on rattacherait plutôt à de la prévention en matière de santé. Les Yakult Ladies incarnent un contact régulier et constant pour les ménages qu’elles visitent. Parmi ceux-ci, la proportion de seniors, parfois isolés, varie d’un territoire à l’autre, mais n’est jamais négligeable, dans un pays qui affiche une population toujours plus vieillissante - avec un âge médian à 49,8 ans et une espérance de vie de 82 ans (pour les hommes) et de 88 ans (pour les femmes), le Japon truste les plus hautes places des classements. En les voyant quatre fois par mois, entre cinq et 20 minutes à chaque fois, les Yakult Ladies construisent ainsi une forte relation avec eux.
Celle qui poussait son lourd vélo ce matin est arrivée chez sa deuxième cliente, qui lui ouvre la porte de sa maison pour l’y faire entrer et semble ravie de la voir. La transaction en elle-même dure moins d’une minute, mais la Yakult Lady restera plus d’un quart d’heure pour papoter avec celle dont on ne sait plus tout à fait si on doit la qualifier de cliente ou d’amie. Comme à chaque visite, elle s’enquit de sa santé et apprend qu’elle a fait un covid deux semaines avant, et qu’elle n’a pu voir sa fille de soixante ans pour la protéger. Surprise : on ne lui aurait jamais donné l’âge de la mère d’une fille de 60 ans ! C’est aussi l’occasion, pour la Yakult Lady, de l’orienter chez un médecin, pour faire contrôler ses symptômes. Avant de partir, elle lui proposera encore un recto-verso d’explications sanitaires sur l’impact du microbiote intestinal sur le système immunitaire. La saison de la grippe approche à grands pas.
Visites de courtoisie
Pour certains seniors, le passage hebdomadaire de leur Yakult Lady représente souvent un de leur seuls contacts personnels de la semaine. C’est d’ailleurs suite à un épisode où une Yakult Lady est tombée sur un de ses « clients », décédé chez lui depuis plusieurs jours sans que personne ne l’ait remarqué, qu’un programme de « courtesy visits » a été mis en place avec la collaboration des municipalités. Grâce à cela, les Yakult Ladies rendent visitent à d’autres seniors, sans qu’il soit question de vente de produits, pour simplement discuter avec ceux-ci.
À leur retour au Yakult Center, les Yakult Ladies échangent lors d’une session de groupe en après-midi à propos de leurs visites de la matinée, sans partager de noms, pour améliorer leurs pratiques. Sans oublier de récupérer les enfants à la crèche, elles rentrent ensuite dans leurs foyers respectifs.
Si Yakult a exporté certains de ses produits en Europe, le système des Yakult Ladies n’a pas suivi. L’entreprise identifie trois raison. Une première, logistique, liée au fait que les habitations y sont plus espacées qu’au Japon, ce qui rendrait les trajets plus conséquents. Ensuite, là où une Yakult Lady peut laisser, dans la rue, son vélo rempli de produits Yakult et d’argent liquide, elle ne pourrait rêver de la même sécurité dans nos rues occidentales. Enfin, un aspect culturel limite encore l’exportation du modèle. Nos sociétés accepteraient-elles aussi bien que les Japonais un métier uniquement ouvert aux femmes ?