
Salles de consommation à moindre risque : « Ici, on soigne autrement »
Après avoir exploré les premiers enseignements du projet Såf’ti à Liège, la commission parlementaire wallonne a poursuivi ses auditions sur les salles de consommation à moindre risque (SCMR). Cette fois, la parole a été donnée à ceux qui les font vivre au quotidien : médecins, coordinateurs, magistrats. Tous témoignent d’une réalité clinique et sociale forte, souvent à rebours des fantasmes. Et tous pointent le même paradoxe : un outil de santé publique efficace, mais toujours orphelin de cadre légal.
« Ce ne sont pas des lieux de soins au sens classique. Mais ce sont des lieux où l’on soigne. » Cette formule, esquissée à plusieurs reprises par les intervenants auditionnés en commission wallonne fin mai, résume toute l’ambiguïté et l’urgence qui entourent encore les salles de consommation à moindre risque. En poursuivant leur cycle d’auditions, les membres de la commission Santé ont donné la parole à celles et ceux qui, chaque jour, encadrent, écoutent, orientent. À commencer par un médecin : la Dre Dany Brian, présente depuis les débuts de la salle Såf’ti à Liège.
Contrairement à ce que certains imaginent, il ne s’agit pas d’y prescrire, ni même d’y diagnostiquer. « La consommation n’est pas médicalisée, elle est encadrée », rappelle-t-elle. Pourtant, dans cet espace qui ne ressemble ni à un centre de santé ni à un service hospitalier, le soin opère autrement. Le médecin y observe, discute, prend le temps de repérer une plaie infectée, un souffle anormal, une crise de manque. Parfois, elle pose une main, propose un test VIH, ou suggère de « passer dire bonjour à l’infirmière ». Cela suffit parfois à éviter une septicémie, une overdose ou une disparition silencieuse dans les interstices du système.
Ce rôle, profondément clinique mais hors cadre, soulève des questions éthiques familières à tout médecin en contexte de vulnérabilité extrême. Où commence la responsabilité médicale ? Où s’arrête-t-elle lorsqu’il n’y a pas de patient formel, ni de dossier à remplir ? Pour la Dre Brian, la réponse se construit dans la relation. « On est là pour réduire les risques, mais aussi pour recréer du lien. Et ce lien, c’est déjà du soin. » Une parole qui souligne l’importance d’un ancrage professionnel rigoureux, malgré l’absence de cadre officiel.
Un quotidien fait de gestes simples, et d’humanité

À Bruxelles comme à Liège, les équipes des salles de consommation ne revendiquent ni héroïsme ni miracle. Mais elles racontent ce que permet la stabilité d’un lieu, l’accueil inconditionnel, et une équipe formée aux réalités de la grande précarité. Julien Fanelli, directeur du pôle de la réduction des risque & Outreach de l’ASBL Transit, et Laurent Maisse, directeur du pôle seconde ligne au sein de la même ASBL, ont rappelé devant les députés que la salle Gate, ouverte depuis 2022 dans la capitale, fonctionne avec un objectif clair : réduire les risques, pas l’usage en soi. Cela passe par une logistique sobre : seringues propres, matériel de consommation stérile, présence constante, et surtout, aucun jugement.
Les usagers – souvent polyconsommateurs, parfois sans domicile, souvent malades sans suivi – savent qu’ils y trouveront un espace sûr. L’encadrement permet non seulement de prévenir les overdoses et les infections, mais aussi de repérer les signaux faibles : des tremblements inhabituels, une perte de poids accélérée, un isolement qui s’aggrave. Dans ce cadre, les professionnels deviennent des sentinelles, des catalyseurs de lien avec le système de soins. « Nous avons évité plusieurs décès. Et surtout, nous avons orienté des dizaines de personnes vers des structures hospitalières ou d’accompagnement », rappelle Julien Fanelli.
Mais au-delà des chiffres, ce sont les interactions humaines qui marquent. Un usager revient après plusieurs jours d’absence : on lui demande comment il va, il répond. On note qu’il respire plus difficilement, qu’il titube. Ce sera peut-être l’occasion d’un premier test covid, ou d’une suspicion de pneumonie. « Le rapport de confiance se construit au fil du temps, avec chaque personne. Cela prend des mois. Mais une fois établi, ce lien est un levier puissant pour ramener des gens vers le soin », résume Laurent Maisse. Et dans cette logique de réduction des risques, le soin n’est plus un geste médical isolé, mais un processus social, lent, fragile, et profondément humain.
Dre Dany Brian : « On me demande parfois pourquoi je travaille là. Mais pourquoi les médecins ne seraient-ils présents que dans les hôpitaux ? Ici, j’ai le sentiment d’être utile, de faire de la médecine là où elle est la plus nécessaire. »
Des effets concrets, mais une reconnaissance toujours absente
Ce qui frappe, à écouter les intervenants de terrain, c’est l’efficacité du dispositif… et l’indifférence institutionnelle qui l’entoure. « Il y a un double discours. On nous appelle quand une crise éclate, mais le reste du temps, nous sommes invisibles », regrette Julien Fanelli. Et pourtant, les chiffres sont là.
À Bruxelles, Gate accueille entre 40 et 60 usagers par jour. À Liège, Såf’ti a supervisé plus de 35.000 consommations entre 2018 et 2023, sans overdose mortelle. Des dizaines de personnes ont été orientées vers des soins hospitaliers, des services de santé mentale, ou vers des cures de désintoxication – même si cela n’est pas l’objectif premier. « Ce ne sont pas des lieux de désintoxication. Mais quand quelqu’un est prêt à en parler, on est là. » La Dre Dany Brian insiste : « Il faut arrêter de croire que ces salles encouragent la consommation. Ce qu’elles offrent, c’est la possibilité d’un moment d’apaisement. Et cet apaisement peut être une porte vers le soin. »
Cette réalité empirique, pourtant documentée, ne s’accompagne d’aucune reconnaissance formelle. « Nous ne sommes reconnus ni comme service de santé, ni comme dispositif médico-social », regrette Laurent Maisse. Résultat : statut précaire des structures, sous-financement chronique, flou autour des responsabilités médicales. « Si demain il y a un incident grave, qui est responsable ? Le médecin ? L’asbl ? La Région ? », interroge Julien Fanelli. La question reste en suspens, tout comme celle du rôle du SPF Santé publique ou de l’Inami, absents du débat.
Pour la Dre Brian, cette situation est d’autant plus frustrante que le dispositif, bien que marginal, a prouvé son utilité sanitaire. « On me demande parfois pourquoi je travaille là. Mais pourquoi les médecins ne seraient-ils présents que dans les hôpitaux ? Ici, j’ai le sentiment d’être utile, de faire de la médecine là où elle est la plus nécessaire. » En creux, c’est une critique de l’orthodoxie médicale qui se dessine, celle qui peine à reconnaître les pratiques de terrain dès lors qu’elles sortent du cadre conventionnel.
Vers un consensus pragmatique ?
Au fil des auditions, une ligne se dessine. Loin des oppositions idéologiques, magistrats, médecins et travailleurs sociaux semblent converger vers un même constat : mieux vaut encadrer que subir. « Ce dispositif fonctionne. Il évite des délits, réduit les interventions policières inutiles et apaise certaines tensions urbaines. Il faut lui donner un cadre », avance Vincent Fiasse, procureur du Roi de Charleroi. Même son de cloche du côté de Jérôme Brichet, substitut du procureur du Roi de Charleroi, qui souligne « l’intérêt d’un outil de stabilisation, qui permet à des publics très précarisés de ne pas basculer dans des comportements délinquants ou à risque ».
Ce consensus s’étend aux structures d’accompagnement. Natacha Delmotte, directrice de l’ASBL Trempoline, spécialisée dans la réinsertion, a rappelé que les SCMR ne sont pas une fin en soi, mais un maillon essentiel d’un parcours. « Ce sont des sas, des espaces de respiration. Si on les ferme ou si on les ignore, on coupe la chaîne. »
Pour les soignants, cette reconnaissance intersectorielle est salutaire. Mais elle ne suffit pas à combler l’absence d’un cadre légal clair. Dans un entre-deux permanent, chacun fait ce qu'il peut. Mais cela ne peut durer indéfiniment. L’expertise du terrain est là, le dialogue avec les forces de l’ordre progresse, et même certains bourgmestres réticents reconnaissent des effets positifs. Reste à voir si ce consensus de fait se traduira, un jour, en décision politique.