Pesticides : la Wallonie au pied du mur
Longtemps traitée en silo, la problématique des pesticides en Wallonie se situe désormais au croisement de multiples enjeux : agricoles, sanitaires et environnementaux. Le Journal du Médecin y consacre un dossier en cinq volets. Ce premier article pose le cadre général d’une crise devenue incontournable.
Laurent Zanella
Depuis le 24 juin 2025, le Parlement wallon a entamé une série d’auditions consacrées aux effets sanitaires et environnementaux des pesticides. Médecins, chercheurs, responsables administratifs et experts indépendants ont dressé un constat alarmant : la population est massivement exposée à des substances dont les effets sont mieux documentés qu’autrefois, mais encore largement sous-estimés par les politiques publiques. La Wallonie est-elle capable de concilier ses engagements environnementaux avec les réalités d’une agriculture encore très dépendante des intrants chimiques ? Une question à la croisée de la santé publique, de la transition écologique et de la souveraineté alimentaire.
Une Wallonie face à ses contradictions
Derrière les discours sur la transition agroécologique, la Wallonie reste profondément ancrée dans un modèle hérité d’une modernisation rapide et largement importée. Lors de son audition au Parlement wallon, le professeur Philippe Baret (UCLouvain) a rappelé les fondements historiques de cette trajectoire : « L’Europe, qui était en famine en 1945, s’est retrouvée en état de surproduction en 1980 – cela a été vite –, sur base de l’importation d’un modèle essentiellement porté par les États-Unis. » Ce modèle d’intensification, appuyé sur les intrants chimiques, a permis un triplement de la production agricole mondiale au XXe siècle. Il continue aujourd’hui de structurer l’agriculture wallonne, malgré les alertes sanitaires et environnementales.
Ce constat se heurte à une réalité complexe, où la pression économique s’entrechoque violemment avec les impératifs écologiques et sanitaires. « Quand l’agriculteur utilise les pesticides, c’est à la fois une question de rendement et de maîtrise des risques », insiste Daniel Coulonval, président de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA). Il compare cette prise de risque à une forme de jeu de hasard que personne n’accepterait dans un autre métier : « Il n’y a aucune personne parmi vous aujourd’hui qui jouerait à pile ou face avec son salaire une fois par an, en disant je traite ou je ne traite pas, je réussis ou je perds totalement ma récolte. Aucun de vous ne ferait cela. Je ne vois pas pourquoi les agriculteurs devraient le faire. »
Du côté de la Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs (Fugea), Hugues Falys reconnaît que les agriculteurs sont eux-mêmes conscients des effets délétères des pesticides. Il a retracé l’historique d’un usage qui s’est imposé en parallèle de la modernisation agricole : « Ces pesticides ont accompagné l’évolution du modèle agricole conventionnel […] spécialisation, productivisme. […] Les agriculteurs en sont les premières victimes, mais ils en sont également très conscients, de plus en plus. »
Pour comprendre ces enjeux complexes, le dossier du journal du Médecin s’attarde spécifiquement sur quatre aspects :
1. L’agriculture wallonne au cœur du débat
Les auditions parlementaires ont révélé l’intensité des tensions économiques qui structurent les choix agricoles en Wallonie. Du côté des jeunes agriculteurs, Florian Poncelet (FJA) a tenu à rappeler que l’usage des pesticides est souvent moins un choix qu’une contrainte : « Ce n’est pas par grande envie qu’ils [les agriculteurs] le font tous, c’est parce que le prix du foncier aujourd’hui rend obligatoire d’avoir des cultures très rentables. »
Benoît Haag, secrétaire général de la FWA, insiste de son côté sur la nécessité d’un accompagnement collectif. Il rejete en outre l’idée que la FWA s’opposerait à la transition : « On a souvent entendu dire que la FWA est conservatrice. Pas du tout. La FWA veut avancer avec toute la communauté d’agriculteurs dans sa pluralité. […] C’est notre rôle fondamental : faire bouger la masse dans le bon sens. » Il pointe cependant les limites structurelles qui freinent les initiatives alternatives : « Dès que l’on veut faire un saut d’échelle […], on bloque souvent, parce qu’on est dans un contexte concurrentiel où l’on n’arrive pas à faire la différence. »
Face à ces blocages, Thierry Van Hentenryk, porte-parole de l’Union nationale des agrobiologistes belges (UNAB), défend une alternative systémique fondée sur l’agriculture biologique : « Ce n’est pas une alternative qui vise à remplacer un phyto par un autre phyto. C’est une alternative globale, une vision holistique de l’agriculture. » Il insiste sur l’urgence à reconnaître et financer les externalités positives du bio, et dénonce « un verrouillage systémique » des filières agroalimentaires autour d’un modèle dominant qu’il juge incompatible avec la transition attendue.
2. Impacts environnementaux : l’heure du bilan
Outre l’agriculture, le dossier s’intéresse également à l’environnement. Car l’impact des pesticides s’étend bien au-delà des usages agricoles. Gaëtan Seny, chargé de mission chez Natagora, rappelle que ces substances affectent l’ensemble des écosystèmes : « On a aujourd’hui suffisamment d’éléments pour dire que les pesticides affectent gravement un large spectre d’espèces non ciblées. Inutile de vous dire que l’humain est une espèce non ciblée au même titre que toutes les autres. »
En milieu agricole, les effets sont mesurables. Selon les données présentées, l’indice des oiseaux associés aux terres cultivées affiche une chute de plus de 60 % depuis 1990. « C’est une dégringolade lente, mais continue », résume Gaëtan Seny, pointant l’absence de réaction à la hauteur de l’enjeu.
Virginie Pissoort, responsable plaidoyer chez Nature & Progrès, alerte quant à elle sur les conséquences moins visibles, mais durables. L’érosion des sols, aggravée par l’usage massif de produits chimiques, touche désormais 60 % des terres wallonnes, « avec une perte de plus de cinq tonnes de terre par hectare et par an ». Elle s’inquiète aussi des contaminations indirectes, en particulier liées au prosulfocarbe, dont l’usage reste autorisé malgré les atteintes aux parcelles biologiques : « Les mesures de restriction d’utilisation sont tout à fait insuffisantes pour protéger les agriculteurs biologiques. »
Autre motif d’inquiétude : les PFAS, ces substances per- et polyfluoroalkylées aux propriétés extrêmement persistantes. « En Belgique, 26 substances actives sont autorisées […], avec une augmentation massive en 2022 et 2023 », détaille Virginie Pissoort. Elle rappelle que ces molécules se dégradent en TFA (acide trifluoroacétique), un composé lui-même persistant, dont la présence croît dans les eaux wallonnes. Selon les derniers relevés de la SWDE, « sur les 36 zones identifiées comme les plus problématiques, 28 ont vu leur concentration en TFA augmenter sensiblement ».

Cette dégradation des ressources hydriques a des effets concrets pour les citoyens. Agathe Defourny, coordinatrice de Canopea, tire la sonnette d’alarme sur les nappes phréatiques : « Douze masses d’eau sur trente-quatre sont aujourd’hui en mauvais état à cause des nitrates et/ou des pesticides. » Et la tendance s’aggrave : « Quatre masses d’eau actuellement en bon état montrent des concentrations croissantes. » Résultat ? Une charge financière invisible mais réelle. « C’est en payant notre facture d’eau que l’on paie pour la repotabilisation de cette eau », dénonce Agathe Defourny, avant de conclure : « C’est une rupture du principe du pollueur-payeur, puisque les citoyens ne sont pas du tout responsables de cette pollution. »
3. Santé publique : des inquiétudes croissantes
Autre réalité mise en lumière lors des auditions parlementaires : celle d’une contamination généralisée et d’un système de santé publique incapable, aujourd’hui, de protéger efficacement les populations exposées aux pesticides. Agriculteurs, enfants, riverains : tous sont concernés, souvent dès la vie prénatale.
Pour Bruno Schiffers, professeur honoraire de phytopharmacie à l’ULiège, il est urgent d’agir. « Le constat […] est grave, mais il est aussi parfaitement documenté. Il appelle […] à des décisions politiques courageuses et urgentes. » Il dénonce l’absence de plan de sortie, les dérogations multiples et le manque criant de données fiables en Wallonie : « On ne collecte pas les données de manière organisée […]. On n’a pas d’indicateurs de risques scientifiquement évalués. »
Plus de 7.500 études documentent pourtant les liens entre pesticides et maladies : cancers du sang, maladie de Parkinson, malformations congénitales, troubles du développement. Aucune de ces pathologies n’est reconnue comme maladie professionnelle en Belgique. Le Pr Schiffers dénonce un déni : « Les agriculteurs sont les premières victimes. […] À plus d’un kilomètre des champs, j’ai mesuré jusqu’à 42 pesticides dans l’air. »
Céline Bertrand, membre de la cellule environnement de la SSMG, confirme l’ampleur de l’exposition : « L’alimentation représente 80 % de l’exposition. […] On en retrouve dans le sang, le lait maternel, les premières selles des nouveau-nés. » Les impacts sont redoutables : « Une femme enceinte exposée […] a beaucoup plus de risques de donner naissance à un enfant avec des troubles du développement. » On estime à 13 millions les points de QI perdus chaque année en Europe.
Le glyphosate, classé potentiellement cancérigène, satisfait selon Céline Bertrand à « au moins huit critères sur dix » d’un perturbateur endocrinien : « On voit une augmentation de l’incidence des tumeurs bénignes et malignes, même à faibles doses. » Elle appelle à dépasser l’inaction : « Il faut éviter la paralysie par l’analyse. […] Il faut agir. »
Enfin, Grégoire Wieërs, directeur du département de médecine de l’Université de Namur, plaide pour une approche One Health : « Ces substances peuvent altérer le matériel génétique, déséquilibrer les microbiotes, ou favoriser la résistance aux antibiotiques. » Il alerte sur le cas de Candida auris, levure résistante favorisée par les azolés agricoles. Et rappelle que les perturbateurs endocriniens « exercent un effet de dérégulation hormonale à des concentrations très faibles », contribuant à des pathologies comme « l’obésité, le diabète, des cancers ». Pour lui, « un cancer évité, c’est une vie qui peut continuer normalement ».
4. Décision publique : quelle transparence ?
Dernier maillon de la chaîne, la décision publique n’échappe pas à la critique. Complexe, technocratique, parfois illisible pour le citoyen, elle reflète un déséquilibre structurel : la Belgique – et a fortiori la Wallonie – est largement tributaire d’un cadre réglementaire européen sur lequel elle n’a que peu de marge de manœuvre. Comme Olivier Guelton, responsable de la cellule « Autorisation des produits phytopharmaceutiques » au SPF Santé publique, le rappelle, « le processus décisionnel est légiféré et en grande partie cette législation, si ce n’est l’entièreté, découle de règlements européens » .
Quatre règlements balisent l’ensemble du système, dont l’un fixe la philosophie générale du dispositif : « Il précise, entre autres, que les produits phytopharmaceutiques, bien que servant à protéger les plantes, sont des produits dangereux et qu’ils doivent donc faire l’objet d’une évaluation scientifique avant d’être autorisés. Ils seront autorisés uniquement si les risques sont considérés comme acceptables lors de l’évaluation. »
Mais derrière ce formalisme, le manque de suivi et de transparence soulève des inquiétudes. Olivier Hubert, conseiller à la Cour des comptes, souligne l’absence de données consolidées sur l’utilisation réelle des pesticides en Wallonie. « Les données relatives aux ventes de pesticides ne sont disponibles qu’au niveau national. Les quantités de substances actives vendues aux utilisateurs professionnels wallons, essentiellement des agriculteurs, sont donc inconnues. » Et d’ajouter : « Les données consignées par les agriculteurs dans leurs registres d’utilisation ou carnets de champs n’étant pas exploitables en l’état, les quantités utilisées sont estimées en extrapolant les données collectées auprès d’un échantillon d’exploitations […]. Ces estimations semblent montrer que, en Wallonie, les quantités utilisées sont globalement stables depuis 2004, malgré l’adoption de la directive Pesticides en 2009. »
Ce double constat – centralisation européenne et déficit de données régionales fiables – alimente la méfiance. Sans instruments de contrôle efficaces ni évaluation indépendante a posteriori, la décision publique donne l’image d’un système piloté à distance, plus soucieux de conformité réglementaire que de santé publique.